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Harcèlement… moral ou institutionnel ?

Harcèlement… moral ou institutionnel ?

Regards croisés de l’avocat et du psychologue du travail

Depuis le début des années 2000‭, ‬la notion de harcèlement moral caractérise une situation bien identifiable et circonscrite juridiquement‭. ‬Cependant‭, ‬il est de moins en moins clair que la faute individuelle d’un salarié en particulier‭, ‬le‭ ‬«‭ ‬harceleur‭ ‬»‭, ‬soit seule à être en cause‭. ‬Est-il possible‭, ‬au contraire‭, ‬que le harcèlement moral soit institutionnalisé au sein de l’organisation du travail‭ ?‬

Le harcèlement moral‭ : ‬une définition nécessaire‭, ‬mais insuffisante‭ ‬

Le harcèlement moral caractérise une situation dans laquelle une personne‭ (‬pas forcément la hiérarchie‭) ‬se comporte vis-à-vis d’une ou de plusieurs autres en mêlant critiques injustifiées‭, ‬déstabilisation et agressivité‭.‬‭ ‬Cela a pour effet de dégrader notoirement les conditions de travail voire de provoquer des atteintes graves à la santé‭. ‬Les victimes se sentent parfois privées de moyens d’agir‭, ‬comme ce cas rencontré au cours d’une mission‭ : ‬

une assistante avait reçu l’ordre de prêter son ordinateur pour assurer la projection à chaque réunion qui se tenait dans le service‭, ‬plusieurs fois par jour‭ ; ‬elle se retrouvait ainsi dans l’impossibilité de travailler jusqu’à ce qu’on daigne lui rendre son matériel‭.‬

Il existe une prohibition d’un tel harcèlement moral dans le Code pénal‭ (‬CP‭, ‬art‭. ‬222-33-2‭ ‬et s‭.), ‬mais aussi dans le Code du travail‭ (‬CT‭, ‬art‭. ‬L‭. ‬1152-1‭ ‬et‭ ‬s‭.). ‬Si les termes des articles peuvent se recouper‭, ‬ils n’ont pas vocation à être traités par les mêmes juridictions et susciter la même appréhension‭.‬

Pour ce qui est des risques professionnels‭, ‬la notion de harcèlement moral implique la‭ ‬présence d’un harceleur‭, ‬d’un‭ ‬harcelé‭, ‬et d’une relation plus ou moins perverse‭. ‬Elle suppose ainsi l’existence de difficultés psychologiques individuelles‭.‬‭ ‬Dès lors‭, ‬elle échappe en partie à la prévention des risques‭ ; ‬il s’agit de détecter et de traiter les cas au travers d’une enquête conjointe‭, ‬mais pas forcément de questionner l’organisation du travail elle-même‭.‬

Ainsi‭, ‬bien que le législateur s’essaie à vouloir proscrire le harcèlement moral par une définition générale‭, ‬de nombreuses situations demeurent impunies‭. ‬Malgré‭ ‬une meilleure appréhension des risques psycho sociaux‭, ‬la justice prud’homale reste encore trop dubitative à tenir compte des questions organisationnelles‭, ‬décidées par la direction‭, ‬qui peuvent altérer directement la santé des salariés‭. ‬

Quand l’organisation du travail est en cause

« Souvent, nous observons des comportements problématiques de mise à l’écart et de critique systématique, sans calcul et sans volonté manifeste de nuire. Ces comportements sont le résultat d’une organisation du travail qui met les acteurs sous pression et les prive de capacité d’action. Et, en l’absence de moyens prévus pour réguler la charge de travail, les objectifs ou les délais, chacun peut incliner à faire porter aux individus la responsabilité des problèmes. »

Prenons l’exemple d’une entreprise qui ne se donne pas de moyens supplémentaires et n’apporte pas de renforts dédiés pour des projets importants‭. ‬Les indicateurs d’un service‭ ‬«‭ ‬virent au rouge‭ ‬»‭. ‬Le manager a insuffisamment de relais dans sa propre hiérarchie ou dans les supports pour régler les problèmes‭. ‬Ce n’est pas sa personnalité qui est en jeu ici‭, ‬mais bien le contexte dans lequel il est placé‭. ‬Son travail lui tient à cœur‭, ‬il veut réussir le projet‭. ‬Dès lors‭, ‬le risque existe qu’il pense que son équipe ne comprend pas les enjeux ou ne travaille pas suffisamment‭. ‬Il va prendre de mauvaises décisions et exprimer du ressenti‭. ‬Vu de loin‭, ‬cela pourra ressembler à du harcèlement moral ‮ ‬‭: ‬les effets sont les mêmes‭. 

Imaginons en outre‭, ‬dans cet exemple fictif‭, ‬que l’entreprise ait formé ce manager à toutes sortes de théories explicatives‭. ‬Au hasard‮ ‬‭: ‬la résistance au changement et la‭ ‬«‮ ‬courbe du deuil‭ ‬»‭. ‬Ces théories‭, ‬contredites par la psychologie‭, ‬disposent que la dégradation du‭ ‬«‮ ‬moral‮ ‬»‭ ‬et du fonctionnement d’une équipe est le fait d’une résistance humaine au changement‭, ‬vécu comme une perte‭. ‬Chaque salarié passerait inexorablement‭, ‬dans ce modèle ad hoc‭, ‬par‭ ‬des phases successives‭ : ‬le déni‭, ‬la colère‭, ‬la dépression‭, ‬etc‭. ‬Notre manager est ainsi incité à ne pas voir les situations de‭ ‬tension de son équipe comme le résultat d’un projet mal conduit‭, ‬mais comme la simple manifestation de la‭ ‬«‮ ‬nature humaine‮ ‬»‭. ‬Inutile‭, ‬pour lui‭, ‬d’aller chercher plus loin‭. ‬Son conflit psychique est résolu‭, ‬pris en charge par l’entreprise‭. ‬Dans ce cas précis‭, ‬nous parlerons de harcèlement institutionnel‭ : ‬l’organisation provoque et surtout légitime des situations de souffrance‭.

Le droit évolue après France Télécom‭ ‬

Alors qu’elles peuvent constituer le quotidien des salariés‭, ‬avec des retentissements différents selon les individus‭, ‬les pratiques illustrées dans notre exemple n’avaient suscité que trop peu d’attention de la part des juridictions‭. ‬Il aura fallu‭, ‬en réalité‭, ‬attendre les suites judiciaires de l’affaire France Télécom pour obtenir une décision du juge pénal‭ (‬CA Paris‭, ‬30‭ ‬sept‭. ‬2022‭, ‬n°20/05346‭) ‬qui vient consacrer clairement le harcèlement institutionnel‭, ‬lequel a pour spécificité d’être en cascade‭, ‬avec un effet de ruissellement‭, ‬indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre l’harceleur et la victime‭, ‬même non identifiée‭. ‬Il n’est pas question‭, ‬au plan juridique‭, ‬de nier le pouvoir de direction‭, ‬mais bien de rechercher son exercice anormal ou non‭. ‬Autrement dit‭, ‬les décisions d’organisation peuvent‭, ‬dans un contexte particulier‭, ‬être source d’insécurité permanente et devenir harcelantes pour certains individus‭. ‬

Le juge pénal a non seulement pris une décision fort logique et consciente des enjeux socioéconomiques de l’entreprise‭, ‬mais il a également conforté les principes énoncés dans l’Accord National Interprofessionnel de 2013‭ ‬sur la Qualité de Vie au Travail‭ : ‬

« La qualité de vie au travail vise d’abord le travail, les conditions de travail et la possibilité qu’elles ouvrent ou non de faire du bon travail dans une bonne ambiance, dans le cadre de son organisation »

La nécessité est confirmée‭, ‬dans une situation vécue comme du harcèlement moral‭, ‬de se pencher aussi sur l’organisation et sur les moyens alloués‭.‬

Le harcèlement institutionnel commence à être admis‭, ‬mais il n’y a pas encore lieu de crier un ouf de soulagement tant l’écho qui existe devant certains juges prud’homaux demeure encore trop faible‭.‬‭ ‬Cela peut poser différentes questions d’ordre juridique‭, ‬mais il faut surtout que les représentants du personnel puissent contribuer à mettre en évidence les éléments de tension de l’organisation‭, ‬autant que les effets pour les personnes‭.‬

‭ ‬François‭ ‬Legras‭, ‬

Avocat Associé‭, ‬Arkello Avocats‭.‬

Bertrand‭ ‬Jacquier‭, ‬

Chargé de missions d’expertise CSE‭, ‬ISAST‭.‬

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